Elles sont Deux
Tu me donnerais la main, au pied des tours jumelles, exactement là d'où je t'aime.
Il y avait là Axel, à qui je disais que Jean-Paul était l’homme de ma vie, à seize ans, à vingt ans et à vingt-huit encore. Laurent aussi, qui me comprenait, il y a quelques mois, quand je lui disais que ce même homme était devenu trop difficile à aimer et moi trop différent sans doute. L’un m’avait connu adolescent amoureux et fugueur, l’autre en homme à la mer. Je me sentais comme rassemblé, réuni, en famille, tel un vétéran de guerre plutôt épargné par le feu, dans un monde où aimer une femme consiste à appeler des vagues et aimer un homme à poser des bombes—toutes sortes de bombes.
Les copains vous invitent à les rejoindre dans les bars, les boîtes et parfois même les saunas. Ils disent que ce ne sont pas les garçons qui manquent, on n’en doute pas. C’est pas les garçons, non, c’est juste moi qui manque, c’est moi qui suis pas là. J’ai déserté, désolé. Mes regrets, mes amours, je pense à tout, je suis ailleurs, pas avec vous. On vous invite à dîner ici ou là, on vous tourne autour avec ce qu’il faut de tact—le statut de frais divorcé ne va pas sans quelques privilèges—et quand vous rentrez chez vous le soir, c’est Tew qui vous appelle pour prendre de vos nouvelles, vous dire qu’il vient de vous transmettre par e-mail un article de Paul Krugman et vous souhaite bonne nuit à demain avec une voix tellement douce qu’on pourrait bien lâcher le téléphone and die. On prend un café, Tew m’offre un gros bouquin; je sors de mon travail, Tew me tend une Chupa Chups au citron vert. Des fois je t’en veux, putain de blond. En face de toi, je me sens encore plus foutu que devant mon miroir. Pourquoi tu t’attaches ? Pourquoi tu insistes ? Tew, tu vois pas que je suis perdu ?
Mais Tew revenait à la charge, en spirale toujours, lançant la discussion sur l’âge des étoiles, le chat de Schrödinger, le dismanufacturing, la macro-économie, la fusion nucléaire ou la danse des ribosomes. Entre deux considérations sur les différentes classes d’orbitales atomiques, Tew coince mon pied gauche sous la table entre ses deux Vans taille 45, Tew me demande du feu, capture mon index au passage et articule un mot tendre qui me donne le vertige. En lui, tantôt je voyais l’ange en vol circulaire, tantôt la Luftwaffe en formation d’attaque—et puis l’odeur d’un blond, pour moi, c’était pas la maison, même si finalement, quand il posait ses grandes mains dans mon dos pour me serrer contre lui, je me disais tu restes là, tu bouges plus et tu te fous de savoir comment il fait pour tout comprendre mieux que toi. Tu sens pas ? T’es bien, là.
C’est ça, cet amour pour Matthieu, cet encore déclaré, qui à New York finissait d’incuber. L’immense ruche lumineuse qui se profile dans la nuit se reflète certainement dans mes yeux. Tu la verrais, si tu étais avec moi, tu serais dans mes bras, tu ferais des oh, des ah, devant ces millions de fenêtres, autant de lumières, de gens derrière, qui regardent au loin le pont que je traverse, l’horizon, le vide, l’océan, un monde entier. Tu me donnerais la main, au pied des tours jumelles, exactement là d’où je t’aime, ta voix au creux de mon oreille, qui dit message, qui dit nuage, le goût de ta bouche et la vapeur que tu libères. Les yeux fermés, j’écoute le vent marin siffler sur le béton, glisser sur le verre.
Elles sont deux.